Résidence C.L.A.S · Octobre & novembre 2019

© Hélène Bamberger
Nina Yargekov est née en 1980.
Nina Yargekov est née un 21 juillet, soit le même jour qu’Alexandre le Grand, mais 2336 années plus tard. Or (2+3)*(3+4) = 35 et il se trouve que Nina Yargekov a justement 35-7+8 = 36 ans. Toute la question est donc de savoir d’où provient ce chiffre 7 et ce qu’il signifie.
Nina Yargekov est née dans une commune de 29 660 habitants.
Elle écrit le jour, la nuit, dans l’espoir de devenir espionne, même si elle ne se fait guère d’illusions sur la crise structurelle qui frappe les services secrets depuis la chute du mur de Berlin.
Nina Yargekov est née à l’étranger, en France.
Elle aime la tarte citron meringuée, les boîtes de rangement et surtout le Code civil, qui est son œuvre de fiction préférée.
« Vous fermez les yeux.
Très fort : paupières serrées, crispées.
Bientôt ils seront triés.
Réfugiés, migrants économiques.
Bientôt ils seront triés.
Gentils persécutés, vilains parasites.
Bientôt ils seront triés.
Tendres agneaux, sangsues dégueulasses.
Il y aura des erreurs : certains qui réellement étaient dans une situation d’urgence n’obtiendront pas l’asile. Il y aura des rejets juridiquement corrects : à ceux qui ne correspondent pas aux critères, on dira de retourner vivre leur existence pourrie dans leur pays pourri. Tous ces refusés, la plupart de ces refusés, ont beaucoup risqué pour venir en Europe. Ils n’avaient pas de Lada, ils n’avaient pas de visa de trente jours pour l’Ouest. Ils ne se sont pas contentés de partir en vacances et d’oublier de rentrer. Ils vous regardent, ils vous demandent : et pourquoi pas nous, et pourquoi pas nous ? Vous n’avez rien à leur répondre, parce que rien ne justifie que vos parents, qui n’étaient pas persécutés, qui ne mourraient pas de faim, aient obtenu le droit de vivre à l’Ouest tandis qu’aujourd’hui ce même Ouest rejettera des personnes ayant un dossier identique. »
Double Nationalité,
Édition P.O.L, 2016
Romans
Tuer Catherine, éditions P.O.L, 2009.
Vous serez mes témoins, éditions P.O.L, 2011.
Double Nationalité, éditions P.O.L, 2016 – prix de Flore 201612
Collectifs
« L’autre Iseut », Et encore un livre, sous la direction de Marie Darrieussecq, éditions du Centre Dramatique National d’Orléans, 2009
« Comme Erika », Mon corps est un champ de bataille, t. 2, éditions Ma colère, 2009
« Panoplie argumentative », Alim, sous la direction d’Émilie Notéris, éditions IMHO, 2010
« Y comme Yourcenar », Un livre peut en cacher un autre, abécédaire illustré par Christian Lacroix et offert par les libraires, 2014
SES RENDEZ-VOUS


École Buissonnière > Robert Louis Stevens
Nous avons demandé à Nina Yargekov, autrice en résidence, une heure d’école buissonnière avec l’écrivain·e classique de son choix : elle nous parlera du fameux Robert Louis Stevenson.
L’Île aux trésors et L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde sont les deux livres qui viennent à la langue quand on évoque l’écrivain Robert Louis Stevenson.
Nina Yargekov revient avec nous pour une heure de partage sur l’œuvre d’un écrivain aussi écossais que grand voyageur.
Entretien avec Nina Yargekov
Pouvez-vous nous parler de vos écrits, des travaux que vous avez entrepris lors de votre séjour ?
Alors, je suis venue en résidence pour avancer sur un roman, qui sera donc mon quatrième roman. C’est un projet qui était déjà relativement avancé. Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas du tout un début, c’est soit un milieu soit une fin d’écriture, et cela l’avenir nous le dira.
Le texte en question relate, pour le dire rapidement, l’histoire d’un réseau de prostitution de rue, de filles qui viennent de l’Est et qui travaillent à l’Ouest.
Peut-on parler de la figure du double dans vos travaux ? Double nationalité, imposture, partage du corps avec un personnage de fiction…
Oui, je pense qu’il est assez clair que la figure du double traverse mon travail, ou même la figure du multiple. Mon premier roman relate l’histoire d’une fille qui a un personnage de fiction dans la tête et qu’elle décide d’assassiner, dans le deuxième roman, c’est plus au niveau de la structure narrative qu’il y a une sorte de dualité, puisqu’on a à la fois le vécu d’un personnage et son procès qui se déroule plus tard, mais en même temps à l’intérieur du procès, on a une multitude de points de vue. Enfin Double nationalité raconte l’histoire d’une fille amnésique qui est en quête de son identité nationale entre deux pays, un pays d’Europe de l’Ouest et un pays d’Europe de l’Est, c’est assez clair. Il est difficile de savoir pourquoi cela me travaille autant, très certainement mon parcours personnel joue un rôle là-dedans, au sens où sur un plan culturel ou identitaire j’ai grandi entre deux pays, c’est indéniable.
Mais, d’une manière plus générale, je pense que dans ma manière d’écrire, il y a une sorte de volonté un peu folle et vaine d’exhaustivité, ce qui implique d’explorer plusieurs points de vue, c’est-à-dire je définis un territoire et je tente ensuite d’en rendre compte de différentes manières, j’ai l’impression que la vérité est une somme de points de vue et non un point de vue unique.
Par rapport au projet que j’ai mené ici, c’est moins flagrant sur le plan thématique, je n’ai pas de personnage qui serait double, ou scindé en deux, ou bien schizophrène, donc c’est moins frontal. Mais à la fois dans l’histoire telle qu’elle est construite actuellement, il y a le réseau et une enquête policière dessus, donc on a deux niveaux d’approche et c’est un roman qu’on peut appeler un roman choral puisqu’on a plusieurs personnages, sur un thème comme celui-là, pour le dire très vite, la prostitution de rue, pour moi, il était extrêmement important d’apporter plusieurs points de vue, pour ne pas être dans quelque chose qui aurait vocation à poser une vérité générale sur un phénomène très complexe et sensible dans les débats, c’est pour cela qu’il était important d’avoir plusieurs figures de prostituées différentes, pour qu’on ait une vision plus fine ou plus nuancée des choses.
Vous écrivez le soir, la nuit… Ce décalage horaire fait-il partie de votre processus d’écriture ?
Je pense que c’est un élément important, ça fait partie de la manière dont j’organise ma vie en général, et l’écriture ayant une place très importante, les deux sont très connectées. Je pense que le soir et la nuit me protègent contre la vie sociale, je me suis décalée. Il faut avoir une vision un peu globale, écrire le soir et la nuit, se coucher très tard, ce n’est pas juste travailler la nuit, c’est-à-dire aussi se lever très tard. J’ai le bénéfice d’avoir le calme de la nuit et de rater de nombreux moments de la vie sociale, puisque le matin n’existe pas. Donc en fin de compte, je suis connectée au monde seulement l’après-midi ou en début de soirée, cela réduit le moment où je suis en activité, où le reste du monde est en activité. Au point de vue de l’écriture, j’ai extrêmement besoin de cette sensation, que l’on peut, peut être récréer de manière artificielle, c’est-à-dire que si je me coupe de tout volontairement peut être que je n’aurai pas du tout la nécessité d’écrire le soir ou la nuit. Même dans un lieu comme celui-ci, qui est un petit peu plus calme que le reste du monde. Malgré tout, j’ai cette sensation, je sens l’activité sociale la journée, j’ai vraiment besoin du soir ou de la nuit, ça me donne une grande sensation de liberté et de reconnexion avec moi-même. J’ai l’impression que je suis moi à ces moments-là, et le reste du temps, c’est un peu une comédie sociale ou je joue mon rôle, et après je me retrouve vraiment avec moi-même et c’est très nécessaire pour écrire.
Aviez-vous un endroit fétiche pour écrire ?
Pas vraiment. De manière très classique, j’écris à mon bureau, lorsque je suis chez moi, au bureau qui se trouve dans mon appartement. Ici j’ai investi le lieu, qui est donc le bureau qui est proposé avec l’appartement, j’y suis extrêmement bien. C’est un beau bureau très grand face à la Loire, la table est immense et ça c’est super car j’ai tendance à m’étaler, à avoir plein de papiers autour de moi. D’ailleurs j’ai pris des photos du lieu non investi, et ensuite j’avais pris des photos de mon bureau le lendemain et quelques jours plus tard, on voit l’évolution des papiers qui se promènent. Malheureusement j’ai arrêté, alors que ça aurait été très marrant d’avoir tous les lundi matin une photo du bureau. Hélas je n’ai pas eu la présence d’esprit de continuer. Là, je parle de l’écriture réelle, c’est-à-dire quand je suis physiquement en train d’écrire, après, j’écris dans ma tête assez souvent au quotidien.
Votre résidence a-t-elle changé votre façon d’écrire ou de lire ?
Pas vraiment, mais je pense que c’est plutôt une bonne chose, ça fait déjà une dizaine d’années que j’écris, j’ai déjà mes procédures qui sont en place, donc c’est une bonne chose que j’ai pu les reconstituer ici, ça veut dire que je me suis sentie bien. Je ne suis pas contre modifier un certain nombre de choses, mais comme j’ai déjà mes petites habitudes, j’ai plutôt importé ma manière de faire plutôt que de la modifier. La seule différence qui peut-être est importante, mais qui n’est pas dans la manière d’écrire, c’est d’avoir beaucoup de temps et un environnement très calme, ça fait que je me suis autorisée à explorer des pistes dont je savais que ce n’était pas les bonnes mais dont l’exploration m’a été utile dans l’écriture, c’était une sorte de luxe. Je savais que ça n’allait pas marcher comme ça, tel point de vue, tel personnage, ou telle manière de structurer le roman, mais bon je me donnais trois jours pour faire semblant d’y croire. Et cette exploration, même si je sais qu’à l’arrivée c’est une impasse, en cours de route j’écris quand même des choses qui me font mieux découvrir et élaborer ma propre pensée et qui ensuite seront utiles dans le cadre du vrai texte final.
Ça peut être vraiment des choses complétement délirantes, du type : et si en fait il y avait un androïde doté d’une intelligence artificielle envoyé par la police au sein d’un réseau de prostitution, et on écrit du point de vue de cette intelligence comment elle vit le fait de se prostituer. Je savais très bien que je n’allais pas écrire un livre de science-fiction, mais en le faisant ça me fait écrire des choses qui sont intéressantes, et que je vais récupérer en extrayant une ou deux phrases ou des pensées sans évidemment la situation du robot androïde.
Pouvez-vous nous décrire le paysage qui, pour vous, se réfère le plus à la Maison Julien Gracq ?
Pour moi, c’est très clairement la vue depuis mon bureau, y compris la nuit. Je vois la Loire, donc c’est cette vue sur la Loire. La Loire est extrêmement présente et c’était une des raisons pour lesquelles j’avais postulé, ça me faisait rêver d’être à proximité de la Loire. Elle a monté depuis mon séjour, elle me fait penser à une dame très digne, qui a gonflé, comme si elle était en colère. J’ai l’impression qu’elle veille sur moi, qu’elle m’encourage.
Quel est votre rapport à Julien Gracq ? A son œuvre ?
La première pensée que j’ai quand je pense à lui, c’est l’idée de quelqu’un qui a un engagement absolu et sans compromis et sans concession à l’endroit de la littérature. Il y a un côté modèle sur l’investissement, j’y trouve presque un coté chevaleresque, sur ce que c’est que la littérature. C’est quelque chose qui donne de la force, surtout aujourd’hui, en tant qu’écrivain ou écrivaine, on est souvent mis à des places qui ne sont pas les nôtres, il y a une sorte de difficulté à rester soi-même, on peut être très facilement détourné des raisons pour lesquelles on écrit, ou même de l’écriture elle-même. Donc une figure comme Julien Gracq, je vais employer une métaphore très bas de gamme, il y a un côté phare dans la nuit.
Quelqu’un qui montre la bonne direction, une posture générale qui me convient. Même dans son œuvre ça se ressent, il a une manière d’écrire qui pour moi est très absolue.
Après, quand j’étais ici, je ne pensais pas du tout être complexée, car je n’ai pas de rapport intime à l’écrivain, mon projet, je ne pense pas qu’on puisse le qualifier de Gracquien, l’idée, ce n’était pas de s’inscrire dans sa filiation du côté du geste littéraire. Après, cela reste une figure très importante et se trouver dans sa maison n’est pas neutre. Je ne pensais pas être impressionnée ou complexée, et les premiers jours, j’ai eu une angoisse, je me demandais : mais qu’est-ce qu’il penserait de ce que j’écris, de cette fille qui fait des blagues, d’une écriture pas assez sérieuse, j’ai eu un petit moment d’angoisse, à penser qu’en étant chez lui je pouvais écrire des choses qui lui déplairaient. Après, le complexe est passé.
Combien de livres pouvez-vous lire en même temps ?
Énormément, je considère qu’un livre commencé et non fini, est un livre en cours de lecture, même si je n’y touche pas pendant trois mois, parce qu’il y a mon marque-page dedans. Selon les livres, j’ai des vitesses de lecture un peu différentes, il y a des choses que je vais lire extrêmement vite, c’est comme si c’était une course ou certains livres en double, d’autres parce que ce sont des lectures peut-être plus faciles, qu’on digère plus vite. Lorsque c’est un peu consistant, j’ai vraiment besoin de temps pour digérer. Et alors qu’il y a des choses qui sont peut-être plus de l’ordre du documentaire ou du divertissement, ça se lit beaucoup plus vite. On peut dire vingt livres, je ne lis pas tous les jours vingt livres, c’est vingt livres en cours de lecture, avec un ou deux que je vais lire dans la journée.
Avez-vous découvert un.e auteur.e pendant votre séjour ?
Je suis un peu embarrassée pour répondre, car j’aurais aimé dire que cette magnifique bibliothèque qui est ici m’a permis de découvrir des auteurs ou de relire des livres qui sont importants pour moi. J’étais dans une étape de travail où je savais ce que je voulais lire, donc je suis venue avec une valise pleine de livres, et j’en ai même commandés. Donc j’ai très peu profité de la bibliothèque, j’en ai un peu honte car j’ai bien vu qu’il y avait un potentiel mais je pense, que dans mon cas, ce n’était pas adapté, ça aurait été fabuleux si j’avais été en début de projet, dans une phase exploratoire. Là, j’avais quand même une idée assez précise de ce que je voulais lire.
Une découverte autre que littéraire dans le territoire mauligérien ?
J’ai fait le choix de passer une grande partie de mon temps dans mon bureau et dans l’appartement. Je n’ai pas vraiment fait la touriste, mais j’ai quand même, voulu avoir une vie locale donc j’étais plus dans une découverte de vie sociale locale que touristique. Donc j’ai essayé de faire des choses que je fais dans mon quotidien ici, mes courses, mes rendez-vous. Je me suis inscrite à un cours de yoga, ça m’a fait une vie sociale qui était assez drôle, donc il y a une dizaine de dames de Saint-Florent qui me connaissent, ça m’arrive de les croiser dans les commerces, ça m’a donné l’illusion de m’insérer dans un tissu social local. J’avais envie de vivre ici pour de vrai, de ne pas être dans une approche touristique.
Un dernier mot ?
Je suis très heureuse d’avoir été ici, je suis aussi assez triste de partir, je me suis rapidement habituée au fait que c’était chez moi. Je me suis rapidement acclimatée, c’est un peu curieux. Je vais rentrer dans mon appartement officiel et je ne sais pas comment je vais réinvestir le lieu, j’espère que ça va être assez rapide. C’est un lieu qui est très adapté aux écrivain.e.s. C’est-à-dire que l’espace est aménagé de manière assez fabuleuse, j’étais très bien ici, même si vous ne m’avez pas beaucoup vue, donc il y avait un peu une vie parallèle. Mais pour moi c’était vraiment fabuleux et ça va beaucoup me manquer. C’est un moment comme une sorte de parenthèse où l’on peut se concentrer sur l’essentiel, dans un monde idéal j’aimerais bien avoir une vie comme ça tout le temps. Je sais que ce n’est pas possible mais je ne serai pas contre, j’aimerais bien que la bulle dure tout le temps.
En tout cas, je suis très contente pour les gens qui vont venir après, j’espère qu’ils seront bien aussi. C’est chouette que ça existe et que d’autres gens vivent des expériences similaires ou peut-être très différentes de la mienne. Maintenant je fais partie du club ! Peut-être qu’on pourrait créer un forum pour partager nos expériences de résidences.